Volume 42 Issue 2, May 2017, pp. 213-233

This article is the result of a research-creation project focused on the intersections between ageing, technologies, and Deafhood, based on interviews with deaf seniors that were used to produce a video (Fingers on the line) and on public discussions in four languages (Quebec and American sign languages, French and English). Adopting a critical stance vis-à-vis approaches of ageing as decline and deafness as disability, the research raises issues related to “giving voice,” uses and non-uses of ICT, filiation and intergenerationality as well as the relations between bodies and technologies. By way of conclusion, we sketch notions of ageing-together, techné and normalization as openings for further research.

Cet article est issu d’une recherche-création qui s’intéresse aux intersections entre le vieillissement, les technologies et la sourditude, grâce à des entrevues avec des personnes âgées sourdes qui ont donné lieu à une vidéo (Les mains au bout du fil) et des discussions publiques quadrilingues (langues des signes québécoise et américaine, français et anglais). Adoptant une posture critique face aux conceptions du vieillissement comme déprise et de la surdité comme incapacité, notre recherche soulève quelques enjeux en s’attardant à la « prise de parole », aux pratiques d’usages et de non-usages des TIC, à la filiation et à l’intergénérationnel ainsi qu’aux rapports corps/technologies. En guise de conclusion, nous esquissons des pistes de réflexion autour des notions de vieillir-ensemble, techné et normalisation susceptibles d’orienter de futurs travaux.

Les études sur le vieillissement (Katz, 2014) et la gérontologie (Gullette, 2004) traversent un important tournant culturel qui concourt à déstabiliser et à déconstruire l’âge comme catégorie objective, fixe et unidimensionnelle, ainsi qu’à contester l’hégémonie de conceptions strictement médicales ou chronologiques de l’âge (Twigg & Martin, 2015). Un tel tournant invite à mettre l’accent sur la complexité et l’hétérogénéité des expériences du vieillissement, qui sont non seulement modulées par des forces sociohistoriques, dont la classe sociale et le genre notamment, mais aussi par des phénomènes culturels comme la consommation (Gilleard, 1996). Il reste toutefois beaucoup à faire pour explorer les complexités du vieillissement, d’autant plus que les travaux demeurent concentrés sur les plus jeunes des aîné-es et « les expériences d’aîné-es relativement aisé-es et souvent “blanc-hes” » (Twigg et Martin, 2015, p. 9, trad.), délaissant les réalités de nombre de personnes âgées, tel que les aîné-es racisé-es ou vivant en situation d’itinérance. Le présent article souhaite contribuer aux recherches émergentes consacrées aux groupes minorisés dont les « cultures du vieillissement » (Gilleard et Higgs, 2000) sont trop peu explorées, en s’intéressant aux expériences liées à la sourditude (Deafhood), un concept mettant l’accent sur la position existentielle des personnes sourdes plutôt que sur la surdité en tant que pathologie ou condition physique (Ladd, 2003).

L’une des contributions de la communication aux études culturelles du vieillissement consiste, selon nous, à s’attacher aux médiations qui le constituent en tant que processus contingent ainsi qu’aux pratiques permettant sa performance, son expérience et sa représentation plurielle. La recherche dont cet article est le fruit s’est intéressée aux manières dont certaines expériences du vieillissement de personnes sourdes sont infléchies et informées, tout au long du parcours de vie, par différentes formes de communication médiatisées à l’aune de la prolifération de dispositifs technologiques qu’elles entraînent. Nos réflexions tiennent compte du constat d’« un pas en avant, deux pas en arrière » (Maiorana-Basas & Pagliaro, 2014, p. 400), expression qui évoque comment les communautés sourdes ont vu certaines technologies favoriser leur inclusion sociale suivies par d’autres contribuant à leur aliénation. Cela a été le cas, au début du vingtième siècle, du cinéma muet qui a diverti également les personnes sourdes et entendantes, suivi par les films parlants qui, avant que ne soit introduit le sous-titrage, ont exclu les personnes sourdes à la fois comme acteurs-trices et comme spectateurs-trices à part entière (Carbin, 1996; Schuchman, 2004). Qu’adviendra-t-il aujourd’hui dans la foulée de l’expansion des technologies numériques mobiles, tout particulièrement celles basées sur l’image, et de l’implantation récente du Service Relais Vidéo1 (SRV) au Canada?

La réflexion critique que nous proposons s’inscrit dans le prolongement d’un projet pilote à visée exploratoire : une recherche-création articulée autour d’entrevues auprès de personnes sourdes, de la production d’une vidéo intitulée Les mains au bout du fil/Fingers on the line et de témoignages et commentaires formulés lors de projections publiques de cette vidéo2. Nous présentons d’abord la démarche méthodologique ainsi que les objectifs poursuivis et abordons ensuite les éléments saillants quant aux perspectives des participant-es concernant le vieillissement, les technologies et la sourditude. Faisant écho aux principales remarques qu’ont suscitées les visionnements publics de la vidéo et en dialogue avec des constats et interrogations formulés par d’autres chercheur-es, nous discutons certains des enjeux singuliers qui émergent à l’intersection de ces trois thématiques, nommément la « prise de parole », les pratiques d’usages et de non-usages des TIC, la filiation et l’intergénérationnel ainsi que les rapports corps/technologies. En guise de conclusion, nous proposons de réfléchir aux expériences conjointes du vieillissement, des technologies et de la sourditude à l’aune des configurations médiatiques qui informent les modes distincts du « vieillir-ensemble » (ageing together) (Katz, 2009; Grenier, 2013).

C’est par une recherche-création axée sur la production et la projection publique d’une vidéo que nous avons initié une exploration des intersections du vieillissement, des technologies et de la sourditude.

Particulièrement mise de l’avant dans le domaine des études et pratiques des arts, la recherche-création rassemble aujourd’hui des chercheur-es et des praticien-nes de divers champs d’études qui s’y intéressent à travers différentes postures. Plurielle dans ses formes et ses approches, et en ce sens difficile à circonscrire sommairement, la recherche-création peut être un travail de recherche comportant une production artistique (Gosselin et Le Coguiec, 2006), une approche visant à déconstruire pour les recréer les rapports entre théories et pratiques (Loveless, 2012; Chapman et Sawchuk, 2012) ou un courant accordant une place significative aux dimensions kinésiques et affectives émergeant dans les rapports à la connaissance (Massumi, 2008; Manning, 2008). Inspirées de ces différentes approches, nous envisageons la recherche-création comme un processus complexe et itératif permettant :

de construire et de partager des idées, des représentations du monde, des évocations et des savoirs, en questionnant de façon critique les dimensions conceptuelles, expérientielles, esthétiques, sensibles, théoriques, méthodologiques, épistémologiques et politiques à l’aune des rapports qu’elle tisse entre ces différentes composantes, et en déconstruisant les frontières telles que celles entre le sujet et l’objet de connaissance, entre la théorie et la pratique, ou entre la pensée et l’art (Leduc, 2015, p. 22).

Partant des approches que distinguent Owen Chapman et Kim Sawchuk (2012), nous pourrions décrire ce processus comme combinant une recherche en préparation d’une création (réalisation d’entrevues), une création pour une recherche (conception et réalisation de la vidéo) et la présentation d’une recherche de façon créative (projection publique et animation de discussions). Quoique ces composantes se soient largement enchevêtrées, suivent quelques précisions sur chacune d’entre elles.

Le projet a été articulé autour d’entrevues réalisées avec des personnes sourdes signeures3. Signeur-es n’est qu’une des catégories d’un kaléidoscope identitaire (Brueggemann, 2008) incluant aussi celles de malentendant-e, devenu-e sourd-e, sourd-e oraliste et sourd-e aveugle. Les recensements estiment qu’entre 4 % et 25 % de la population vit avec un degré quelconque de surdité, et qu’environ 10 % s’identifie comme personne sourde ou malentendante (ASC, 2012; SCO, 2013; ISQ, 2013). L’Association des Sourds du Canada (ASC) estime à 300 000 le nombre de Canadien-nes sourd-es signeur-es, soit moins de 1 % de la population (ASC, 2012). Poser d’emblée les deux principales langues des signes au Québec comme langues des entrevues et de la recherche-création s’inscrit dans la foulée de plusieurs considérations. Concevoir la sourditude sous l’angle non pas de la pathologie mais de la langue permet de marquer une différence entre les personnes sourdes et malentendantes dont la langue principale d’usage est une langue orale et majoritaire (comme le français) et celles dont la langue principale d’usage est une langue signée, historiquement minorisée et peut-être menacée d’extinction, comme la langue des signes québécoise (Zeshan, 2011-2013). Alors que l’intersection des technologies et de la sourditude donne la belle part aux séries d’appareils d’aide à l’audition, la mise de l’avant de protagonistes signeur-es nous permet de nous intéresser aux dimensions culturelles et linguistiques des technologies, à savoir les différents dispositifs favorisant la communication signée. Par ailleurs, s’il existe nombre d’ouvrages scientifiques et de productions culturelles en langues orales (écrite ou parlée) concernant les personnes sourdes et malentendantes ou les enjeux eu égard à la sourditude et l’entendance, il en existe très peu qui soient signées.

Nous avons réalisé quatre entrevues. Compte tenu de la visée exploratoire du projet, nous avons décidé de nous intéresser à un petit nombre de personnes dont nous souhaitions pouvoir approfondir les expériences et les trajectoires de vie et en fournir un aperçu conséquent, en octroyant à chacune d’entre elles suffisamment de temps dans la vidéo pour en faire ressortir les singularités. Nous avons sciemment choisi de ne pas tenter de représenter le « kaléidoscope identitaire », sachant que les enjeux vécus par les personnes sourdes et malentendantes sont complexes sans être nécessairement—ni toujours—convergents. Tenter d’inclure « tout le monde » (signeur-es et oralistes) n’aurait pas forcément garanti la préhension de tous les enjeux. Nous avons voulu mettre de l’avant les personnes sourdes signeures, qui sont plus minoritaires et minorisées que les personnes sourdes et malentendantes oralistes. Il nous est paru particulièrement important de tenir compte de la diversité de langues des signes et de la présence au Québec de deux communautés sourdes signeures dont les membres signent respectivement la langue des signes québécoise (LSQ) et la langue des signes américaine (ASL). Les mains au bout du fil/Fingers on the line est l’une des rares productions culturelles à rassembler ces deux communautés signeures québécoises.

Souhaitant « donner la parole » à des personnes aux trajectoires et aux expériences distinctes, nous avons recruté les participant-es avec le souci d’assurer une certaine diversité au niveau de l’âge, du genre, de la classe sociale et des rapports aux technologies. Le recrutement a été facilité par la participation des deux membres sourdes de l’équipe aux communautés LSQ et ASL de Montréal et par les contacts qu’elles ont avec plusieurs de leurs groupes et organismes constitutifs. Ce sont elles qui ont identifié au sein de leurs réseaux des personnes susceptibles de vouloir participer au projet, c’est-à-dire qui accepteraient de répondre à nos questions devant la caméra et de voir des extraits de ces entrevues devenir la matière première d’une vidéo qui allait faire l’objet d’une diffusion publique, au sein des communautés sourdes du Québec notamment.

Nous avons rencontré un nombre égal de personnes s’exprimant en langue des signes québécoise (LSQ) et américaine (ASL). Sexagénaire, l’un des participants (LSQ) travaille encore dans le milieu communautaire sourd; un couple formé d’un homme et d’une femme septuagénaires (ASL) sont des enseignant-es à la retraite; et une octogénaire (LSQ), qui s’est présentée à nous comme grand-mère, a travaillé en usine. Les entrevues de plus d’une heure ont été réalisées sur le lieu de travail d’un participant et au domicile pour les autres, dans des quartiers montréalais distincts. Elles ont été conduites en langue des signes par les Sourdes de l’équipe et en présence d’interprètes afin de permettre à l’entendante de suivre les conversations et, au besoin, de poser des questions additionnelles. Elles ont pris la forme de conversations relativement informelles, modulées par des questions ouvertes destinées à susciter des réflexions et des témoignages sur les expériences comme Sourd-es, comme personnes vieillissantes et comme individus vivant dans un monde où différentes technologies sont omniprésentes. Un directeur de photographie sourd était présent pour filmer les rencontres ainsi que quelques séquences susceptibles de fournir au montage des éléments visuels complémentaires.

Esquissé avant le tournage des entrevues, le scénarimage (storyboard) a permis de cibler quelques idées de plans dits « B-roll », c’est-à-dire des images supplémentaires insérées au montage en complémentarité avec les extraits d’entrevue. Le tournage du B-roll s’est fait en grande partie de façon spontanée, en fonction des lieux d’entrevue, des inspirations de l’équipe et des suggestions des participant-es. À partir de la transcription des entrevues en français ou en anglais, selon le cas, un découpage technique organisé selon des axes thématiques nous a permis à la fois de procéder à l’analyse des entretiens et de sélectionner les extraits en vue du montage de la vidéo.

Initialement, nous avions pensé analyser les contenus et réaliser un montage vidéo en nous intéressant aux technologies d’hier et à celles d’aujourd’hui. Ce découpage nous semblait permettre de réunir les réflexions des participant-es tout en mettant en évidence certaines ruptures ou résonances. Ce cadre s’est cependant avéré étroit pour travailler avec le riche matériau récolté lors des entrevues, limitant entre autres à leurs dimensions chronologiques et linéaires les enjeux temporels au cœur du vieillissement et des changements technologiques. Nous avons modifié le tir, optant pour une analyse thématique ou applied thematic analysis (Guest, 2012). Ceci a impliqué de visionner et re-visionner les entrevues filmées et leurs retranscriptions, de noter les thèmes et concepts émergents et leur organisation au sein de catégories compréhensives. Dans ce travail, nous avons pris appui sur les techno-biographies que nous avons constituées à partir des entrevues et des entretiens que nous avons eus avec les participant-es. Les techno-biographies combinent différentes techniques de collecte d’information permettant de mettre l’accent sur des situations présentes et passées (Blythe, Monk et Park, 2002), notamment celles impliquant les technologies d’information et de communication (Henwood, Kennedy & Miller, 2001). Elles constituent un outil particulièrement intéressant pour examiner comment différentes technologies informent la vie quotidienne et jouent un rôle dans les expériences changeantes qu’ont les personnes tout au long de leur vie. En l’occurrence, ces techno-biographies nous ont permis de développer une analyse plus nuancée des récits de chaque participant-e quant à leurs conceptions de la sourditude, leurs expériences du vieillissement et leurs rapports actuels aux « anciennes » et « nouvelles » technologies (Kennedy, 2003).

C’est donc par une série de visionnements et d’élagages que nous sommes parvenues à réaliser deux montages (25 minutes et 10 minutes) à partir de la dizaine d’heures de matériel vidéo que nous avions à notre disposition. Il nous faut rappeler combien travailler avec le medium de la vidéo a ses exigences propres. Le propos soumis à l’analyse étant indissociable de son contexte, plusieurs extraits fort intéressants ont été exclus de la vidéo produite. Par exemple, alors que la citation verbatim peut impliquer l’ajout entre guillemets de trois petits points pour indiquer les sections non retenues, un tel traitement est ardu en montage vidéo. Ainsi, certaines réflexions et anecdotes trop longues et impossibles à mettre de l’avant au montage de façon satisfaisante n’ont pu être retenues. Le medium dans lequel prend forme la présente réflexion critique permet cependant de réintégrer ces passages au matériel à l’étude.

Plusieurs allers-retours entre les membres de l’équipe, au cours desquels leurs compétences linguistiques et leurs expériences culturelles et professionnelles respectives ont été exploitées, ont été nécessaires pour finaliser la sélection des extraits et leur organisation. Ces opérations ont été motivées par le souci de mettre en valeur chacun-e des participant-es et de faire ressortir leurs points de vue sur les pivots de notre questionnement. Elles l’ont aussi été par notre objectif de rendre la vidéo pertinente pour des auditoires sourds et entendants. Ainsi, des passages décrivant des technologies d’aide à l’audition n’ont été conservés que pour informer les entendant-es. Les passages retenus ont fait l’objet de traductions4 insérées dans la vidéo sous la double forme de médaillons dans l’autre langue des signes et de sous-titres en français ou en anglais. Enfin, le montage de versions de 10 et de 25 minutes a été finalisé au su de considérations tout à la fois analytiques, techniques et esthétiques.

Dès le départ, il a été convenu que des projections publiques de la vidéo suivies d’échanges entre les publics5 et les trois membres de l’équipe feraient partie intégrante de la démarche de recherche-création. D’autres projections sont prévues mais, à ce jour, 7 ont eu lieu. La version de 10 minutes a été présentée au colloque Études sourdes dans la francophonie : enjeux, assises et perspectives à l’Acfas, à Rimouski, en mai 2015 et au colloque de l’Association canadienne de communication, à Ottawa, en juin 2015. Une version de 25 minutes a été lancée à Montréal en octobre 2015, puis projetée à nouveau lors d’un brunch-vidéo organisé par la Société culturelle québécoise des Sourds (SQCS) en février 2016, au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale (CIRRIS) en avril 2016, au colloque Vieillir et agir dans un monde numérique du Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale (CRÉGES) en mai 2016 et auprès des membres de l’Association des personnes avec problèmes auditifs des Laurentides (APPAL) en juin 2016. Ces événements ont attiré des centaines de personnes, issues des communautés sourdes s’exprimant en LSQ et en ASL ainsi que des milieux associatifs, de recherche et de pratique. Lorsque possible, ils se sont déroulés en quatre langues. Deux écrans diffusaient alors simultanément la vidéo en ASL et LSQ : d’un côté, avec des sous-titres en français et de l’autre, avec des sous-titres en anglais. Les événements étaient animés en LSQ, en ASL et en français, en présence d’interprètes (LSQ-français et parfois LSQ-ASL).

Les différents matériaux que nous avons produits et recueillis en cours de la recherche-création ainsi que les réflexions qu’ils ont alimentées nous permettent de jeter un regard croisé sur trois principaux questionnements. Ceux-ci ont émergé de la rencontre des deux auteures de l’article, à la croisée de nos intérêts de recherche. Dans sa thèse de recherche-création, Véro Leduc s’intéresse à la sourditude en interrogeant entre autres les manières dont les technologies et les media permettent et rendent possible la construction de savoirs sourds et de perspectives épistémologiques sourdiennes. Line Grenier, chercheure affiliée au partenariat international de recherche Ageing+Communication+Technologies, s’intéresse aux intersections de la musique, des technologies et du vieillissement. À travers son étude de diverses pratiques musicales de personnes âgées de plus de 65 ans et d’événements publics les mettant en vedette, elle interroge les cultures du vieillissement qu’ils contribuent à produire et à rendre visibles et questionne les modèles normatifs contemporains du « bien vieillir » (dont, notamment, le « vieillissement réussi » et le « vieillissement actif »). À travers nos engagements critiques face aux thèmes que nous abordions dans nos recherches respectives, nous avons été significativement interpellées par les résonances entre les manières dont sont généralement perçus la surdité et le vieillissement.

  1. Non sans parenté avec les conceptions du vieillissement comme déprise, dépendance (Barthes, Clément et Druhle, 1988) et déclin (Laliberté Rudman, 2006), les perspectives médicales, culturelles et sociales prédominantes considèrent la surdité généralement comme un manque et une incapacité (Bauman et Murray, 2014). Or, tout comme plusieurs personnes âgées vivent le vieillissement comme un processus complexe au sein duquel s’articulent défis et bénéfices (Charpentier et al., 2010), plusieurs personnes s’identifiant comme Sourd-es sont fières de leurs appartenances à une ou plusieurs communautés et cultures sourdes, et de signer une ou plusieurs langues des signes (Kusters, 2014; Gaucher, 2010). Au cœur des appartenances sourdes (Ladd, 2003), les langues des signes sont des langues tridimensionnelles dont la vidéo permet l’écriture (Leduc, 2016). Ainsi, beaucoup de jeunes Sourd-es communiquent entre eux via des technologies de l’image (YouTube, Oovoo, Skype, Facetime, Glide) en plus du texto écrit, courriel ou téléphone via les services relais. Qu’en est-il des aîné-es sourd-es? Quels rapports les aîné-es sourd-es entretiennent-ils à ces dispositifs et, plus globalement, aux technologies de la communication? Comment les technologies de la communication transmettent-elles et médiatisent-elles leur(s) expérience(s) du vieillissement?

  2. Alors que les développements technologiques d’aides à l’audition (appareils auditifs, implants cochléaires) sont considérés comme des avancées majeures, notamment par le corps médical, leur promotion a souvent été critiquée par des Sourd-es qui y décèlent une menace à leur identité culturelle (Brueggemann, 2009) et y voient une tentative pour les convertir en entendant-es (Edwards, 2010). Comment les aîné-es sourd-es conçoivent-ils ces développements, eux et elles qui, au cours de la vie, ont connu et souvent expérimenté diverses technologies, pas toujours appropriées à leurs modes de communication, en étant témoins et peut-être sujets des discours qui en ont fait la promotion ou la critique?

  3. Comme le soutiennent les gérontologues critiques, le vieillissement n’est pas qu’une question chronologique et ne peut se résumer à quelque « problème » ou enjeu de santé. Non seulement, comme le précise Gullette (2000), sommes-nous « vieilli-es par la culture » ([w]e are aged by culture), vieillir est un processus « pluriel » (Charpentier et al., 2010), médiatisé, vécu et performé différemment selon la classe sociale, la sexualité, la langue, le genre, la capacité physique, l’ethnicité, etc. C’est un processus relationnel impliquant la négociation constante d’attentes et de normes sociales, culturelles et corporelles (Jennings et Gardner, 2012). Quels sont les défis et les singularités du vieillissement tel qu’il est vécu par les personnes sourdes? Quelles sont les perceptions et les réflexions des aîné-es sourd-es à ce sujet?

Les questionnements que nous explorons se chevauchent, s’entremêlent et se constituent mutuellement. Nous les dissocions et les abordons ici à tour de rôle pour décrire, partant de notre analyse thématique et des techno-biographies qui l’ont outillée, les traits saillants que leur ont conférés les participant-es lors des entretiens.

Les quatre protagonistes vivent le vieillissement comme un processus, le considérant toutefois davantage comme quelque chose à venir que comme un moment ou un état conjugué au présent. Même pour la doyenne, Lucienne Brisebois, vieillir, c’est pour plus tard, quand ses jambes seront moins « bonnes » et ne lui permettront pas de poursuivre ses activités. Ce vieillissement à venir, le benjamin du groupe, Michel Turgeon, en fait l’expérience à travers sa relation à sa mère qui « a peur de l’ordi » et lui renvoie l’image du jour où ce sera peut-être à son tour de se sentir effrayé par les technologies, de faire montre de la technophobie que l’on attribue fréquemment aux personnes âgées6. Les participants-es sont unanimes à associer le vieillissement à ce temps où l’on devient vraiment vieux, au point de devoir quitter son chez-soi pour emménager dans une résidence, lieu redouté par ces personnes qui habitent encore chez elles. Changer de logement et par extension de milieu de vie consisterait en un changement drastique qui est d’autant plus craint que ni le seul CHSLD pour personnes sourdes à Montréal (le Manoir Cartierville), ni les résidences pour entendant-es sont pour elles des options envisageables. Comme le confiait Mme Brisebois, « Si j’vais dans une résidence d’entendant-es, le monde va parler et je comprendrai pas. C’est fatiguant. Va falloir que je fasse des efforts pour comprendre, que j’leur dise “J’ai pas compris” et là, ils vont se fâcher, les gens aiment pas ça, répéter 2 ou 3 fois. C’est pas d’ma faute. Après ça, j’aurai plus envie de jaser avec le monde. » J. Stump et N. Nelson ont particulièrement insisté sur cette préoccupation croissante, considérant que leur statut de signeur-e ASL combiné à leur appartenance à la communauté anglophone du Québec compliquent singulièrement la recherche d’un hébergement adéquat; ils envisagent éventuellement d’emménager en Ontario en raison d’une offre plus significative de logements destinés aux personnes sourdes.

Les points de vue des protagonistes de la vidéo présentent par ailleurs des particularités. Ainsi, pour Lucienne Brisebois, vieillir, c’est continuer sa vie, c’est le quotidien qui se répète jour après jour sans jamais être exactement pareil. Oui, nous mourrons tous, mais après tout, « la vie est belle », affirme-t-elle, « J’le sais que j’vais mourir. J’le sais, j’suis prête, j’m’en fais pas pour l’avenir. J’continue ma vie. … Mes jambes vont bien, j’marche, j’me promène. C’est ça la vie. » Les partenaires du couple Stump-Nelson paraissent craindre le vieillissement, qu’ils entrevoient comme une diminution de la qualité de vie dont ils bénéficient actuellement. Cela amène M. Nelson à s’interroger : « Peut-être que vieillir, c’est… comment dirais-je, notre ennemi? » Enfin, M. Turgeon, qui travaille dans un organisme de défense des droits des personnes sourdes, remarque l’écart entre les activistes qu’il côtoie et les plus jeunes générations. Il interroge ainsi le vieillissement dans une perspective de transmission, s’avouant inquiet en ce qui concerne la présence d’une relève militante : « Les jeunes sont-ils au rendez-vous pour poursuivre la bataille? » demande-t-il.

Cette perspective des droits de la personne anime aussi de diverses manières les propos de Michel Turgeon concernant les technologies de communication. Celui-ci les pose au cœur des rapports de pouvoir entre Sourd-es et entendant-es. Au plan social, la prédominance de technologies vocales s’avère une source de discrimination contre les personnes sourdes. Il en témoigne en racontant comment il s’est vu refuser un emploi parce qu’il ne pouvait pas utiliser le téléphone et ce, même si le recours à l’appareil de télécommunications pour personnes sourdes (ATS) permettant de téléphoner aurait pu remplir les mêmes fonctions. Les personnes sourdes, ajoute-t-il, ne disposent pas de services téléphoniques de même qualité que ceux destinés aux entendant-es qui, soutient-il, demeurent clairement privilégiés par nombre d’entreprises de téléphonie. Par ailleurs, M. Turgeon se réjouit de la prolifération de différents moyens de communication qui contribuent au nécessaire travail de sensibilisation et d’information des personnes sourdes à propos de leurs droits, d’une part, et des personnes entendantes concernant les réalités vécues par les personnes sourdes, d’autre part. Les campagnes orchestrées par l’organisme qu’il dirige mettent à profit l’internet afin de rejoindre les personnes sourdes et malentendantes habitant hors des grands centres. Mais elles recourent encore aux affiches et dépliants imprimés composés principalement d’illustrations visuelles, destinés notamment aux personnes sourd-es qui ne sont pas nécessairement à l’aise avec un ordinateur. Enfin, M. Turgeon se désole de l’effet des coûts élevés des technologies numériques visuelles sur les moins fortunés. Soulignant comment le télécopieur, relativement peu coûteux d’achat et d’usage, qui permettait de transmettre des messages succincts souvent faits de quelques mots ou de dessins simples, semble avoir disparu au profit de Skype, il s’empresse d’ajouter : « Mais il y une chose qui me fait mal, c’est de constater que les personnes sourdes pauvres et à faible revenu n’ont pas les moyens de se payer Skype. » Soucieux des enjeux liés aux inégalités sociales et économiques, il évoque aussi la nécessité pour toutes les villes, « y compris Montréal » précise-t-il, de faire de la place au SRV, comme l’ont fait les États-Unis où des cabines publiques d’appels vidéo sont disponibles pour tous et toutes à peu de frais depuis plus de dix ans.

Mme Stump et M. Nelson considèrent pour leur part que les technologies font partie intégrante de leur vie et l’améliorent à plein d’égards. M. Nelson relate comment les échanges épistolaires, lesquels ont rythmé leur relation amoureuse commencée à distance, ont fait place à de fréquents appels par ATS; ceux-ci ont permis d’établir des contacts plus rapidement mais se sont avérés très dispendieux, en raison du caractère interurbain des appels. Mme Stump explique fièrement que, grâce à des amies américain-es, elle a eu accès assez tôt à un vidéophone permettant la communication via un écran vidéo grâce auquel elle a pu maintenir un contact direct avec plusieurs amies vivant à l’extérieur de Montréal sans recourir à un intermédiaire comme le requiert l’ATS. Reconnaissant les avantages indéniables que leur a procurés leur éducation à ce chapitre (ils sont tous deux diplômés de l’Université Gallaudet, seule université en langue des signes au monde), ils ont suivi les changements technologiques, prenant au besoin des cours pour intégrer à leur vie les nouveaux appareils et façons de faire. Aujourd’hui, ils détiennent chacun une tablette électronique dont ils se déclarent d’avides utilisateurs. Ils y ont recours pour communiquer avec enfants, parents et ami-es, pour s’informer et pour se divertir. Pour les communications avec des entendant-es, surtout dans des situations nécessitant clarté, rapidité et précision, la tablette peut s’avérer particulièrement utile pourvu que son usage soit accepté par les interlocuteur-trices. M. Nelson a décrit la frustration qu’il a ressentie devant le refus du personnel soignant de l’hôpital où il était traité de se servir de son iPad pour communiquer avec lui. Il a aussi décrit le bonheur qu’il a éprouvé quand, transféré dans un autre établissement hospitalier, la majorité des infirmières, des médecins et des autres intervenant-es ont fait de l’iPad le medium de leurs échanges : « Je me suis senti à l’aise, je me sentais incroyablement chez moi. » Mme Stump ajoute comprendre pourquoi ses élèves sont devenus « accros » à leur téléphone cellulaire, lorsqu’elle prend conscience de l’omniprésence de son iPad dans leur vie quotidienne : « Parfois on est tellement absorbé-es, que j’en oublie mon mari à côté de moi! Je lui dis : “Hé! On est antisocial” ».

Pour sa part, Lucienne Brisebois se sert du courriel à l’occasion mais avoue que l’internet, l’ordinateur et « toutes ces choses-là » la stressent. Des ami-es lui ont dit que les appareils étaient dangereux, qu’il fallait faire attention aux virus mais « mon fils m’a dit de pas m’en faire avec ça ». N’empêche qu’à l’instar des autres participant-es, elle apprécie les technologies numériques visuelles qui permettent de communiquer en langues des signes. Elle est en contact presque tous les soirs avec ses ami-es, non par l’intermédiaire de son ATS mais plutôt par Skype : « Je jase avec mes ami-es, c’est clair. J’me sens plus heureuse. » Dans un passage qui fait rigoler à chaque projection, elle indique beaucoup aimer Facebook et, mimant leurs mouvements, raffoler des vidéos de petits enfants qui dansent. Mme Brisebois précise toutefois que, même si les technologies numériques peuvent lui procurer du plaisir, elle n’en a pas besoin. Ainsi, elle ne voit pas l’utilité de posséder un téléphone pour contacter ses ami-es puisque sa vie sociale, comme son emploi du temps chaque semaine, reste inchangé : « Le téléphone? On [ses ami-es et elle] n’a pas besoin… On est habitué-es [de se voir] tous les lundis à 13 heures. On est habitué-es. Ça fait 27 ans! »

Comme l’affirme M. Turgeon, pour plusieurs personnes, vivre comme Sourd-e, c’est vivre dans et à travers un ensemble hétérogène de technologies et c’était déjà ainsi bien avant l’avènement du numérique. Ces facettes des expériences des participant-es ont été explorées sur le double registre du contrôle de l’environnement et de l’accessibilité communicationnelle. Les technologies de contrôle de l’environnement permettent de remplacer les signaux sonores par des voyants lumineux, alors que l’accessibilité communicationnelle est rendue possible grâce à des technologies favorisant la communication et l’accès à l’information (interprétariat, sous-titrage, service relais téléphonique, service relais-vidéo, etc.). Ainsi, les domiciles des participant-es sont munis de systèmes qui déclenchent des signaux lumineux ou vibratoires lorsque différents signaux sonores retentissent (téléphone, sonnette, alarme d’incendie ou pleurs de bébé, etc.) et les quatre protagonistes de la vidéo regardent la télévision avec le sous-titrage7. Seule Lucienne Brisebois a commenté ces outils : elle n’utilise plus de système vibro-tactile parce qu’elle en trouve les vibrations trop fortes et elle peine à lire les sous-titres en raison de la vitesse à laquelle ils défilent à l’écran. À l’instar de Mme Stump et de M. Nelson, elle a cependant évoqué ces technologies d’adaptation sur le mode de l’évidence invisible—un peu comme l’est un medium dont on oublie la présence tant qu’il ne fait pas défaut. Au contraire, Michel Turgeon a insisté sur leur présence en rappelant leur existence somme toute assez récente : « Avant, il n’y avait pas de service pour les personnes sourdes. Il n’y avait pas de technologies adaptées, comme les sonnettes à voyant lumineux. C’était une personne qui nous avertissait, et là, on allait ouvrir la porte. »

Au chapitre des technologies d’aide à l’audition, les participant-es ont passé sous silence la controversée question de l’implant cochléaire8 pour ne s’intéresser, à des degrés variables d’ailleurs, qu’aux prothèses auditives. Ces dernières n’ont pas retenu l’attention de M. Turgeon. Mme Brisebois, quant à elle, après avoir précisé qu’elle en portait une depuis longtemps, a brièvement évoqué les problèmes de bruits de fond qu’elle rencontrait avec son ancienne prothèse et partagé sa satisfaction face à celle qu’elle portait actuellement. En contraste, les membres du couple Stump-Nelson ont fait le récit détaillé d’expériences de jeunesse avec des appareils auditifs dont le port leur était imposé. N. Nelson raconte comment il a subi la colère et l’acharnement d’un directeur d’école qui, n’appréciant guère que le jeune élève le défie en « oubliant » sa prothèse au dortoir, l’a giflé devant ses camarades. J. Stump se souvient pour sa part d’une ballade en chaloupe, lors d’un séjour en camp de vacances, au cours de laquelle elle a délibérément « échappé » sa prothèse, forçant une fois de plus ses parents à se serrer la ceinture pour en acheter une autre. Leurs histoires concernent toutes les deux ce que N. Nelson baptise en riant « sa brassière » : un appareil Phonic Ear pendant autour du cou, porté sur les vêtements, attaché autour du corps par des courroies et dans lequel étaient branchés des écouteurs. « J’haïssais ça! Mais je devais tolérer de le porter », avoue Mme Stump, ajoutant qu’« un jour, la technologie s’est finalement améliorée et on a pu le porter sous nos vêtements ».

Pour les quatre protagonistes rencontrés, la sourditude, ou le fait de vivre comme personne sourde, signifie signer au quotidien. Ayant une langue signée pour langue principale, tous mentionnent d’une façon ou d’une autre la conscience de vivre dans une société majoritairement pensée d’abord par et pour les entendant-es et les langues orales. Le thème des technologies précédemment abordé a permis en ce sens d’illustrer comment elles sont traversées par les normes phonocentristes9, y compris eu égard aux dispositifs technologiques d’aide à l’audition. Loin de se réduire à l’expérience de l’oppression, le rapport à la sourditude s’incarne par ailleurs à travers une appartenance culturelle aux langues des signes et aux personnes sourdes signeures. En ce sens, Lucienne Brisebois, Michel Turgeon, J. Stump et N. Nelson ont tous des rapports singuliers avec une ou plusieurs communautés sourdes.

Pour la première, la communauté se vit par la famille : « Mes cinq enfants signent » nous dit fièrement cette femme dont les parents et les enfants sont tous entendants. Elle se vit également par les ami-es sourd-es qu’elle côtoie depuis de nombreuses années : « C’est comme ma famille » confie-t-elle avec émotion. Ces amitiés de longue date sont au cœur d’une vie sociale bien remplie faite d’un ensemble de routines explicites : « Le lundi, je vais au bowling, le mardi … je vais au Centre des loisirs des Sourds de Montréal, le mercredi je vais au restaurant, je rencontre des amies sur Pie IX coin Jean-Talon, au centre d’achat. » Si le monde entendant ne lui est pas accessible, ce n’est pas de sa faute et, de toute façon, « les affaires du gouvernement, ça [l]’intéresse pas », faisant allusion au fait que si elle ne comprend pas le bulletin de nouvelles à cause de la vitesse de défilement du sous-titrage, ce n’est pas si grave que ça : « Mais faut pas leur dire, car ils me donnent ma pension ! »

Pour le second, là où il y a des Sourd-es, c’est sa communauté. Militant depuis plusieurs années, Michel ne mâche pas ses mots quand il est question du chemin à faire pour améliorer les conditions de vie des personnes sourdes. Ayant lui-même expérimenté, lors de séjours aux États-Unis, des technologies conçues pour les langues signées ou la typographie, il se décourage de constater le manque de considération des personnes sourdes et malentendantes au Canada anglais et au Québec, notamment en matière de services publics largement inadaptés à leurs besoins : « Les Sourd-es, on a droit aux services! On est des citoyen-nes : j’ai droit à la liberté. Il faut être traité-es d’égal à égal avec les entendant-es. » Le cas des compagnies de téléphone qu’il mentionne figure parmi les plus flagrants. Ainsi, c’est grâce à une lutte contre la discrimination audiste et pour une plus grande justice sociale que s’incarne particulièrement son appartenance culturelle signeure : « Les entendants ont beaucoup de privilèges mais j’ai l’impression que les Sourd-es, on est à peu près 10 ans en arrière. On a du chemin à faire! »

Pour les derniers, vivre comme personne sourde signifie vivre comme minorité anglophone et ASL au Québec, ce qui représente une minorisation à trois égards : en tant que Sourd-es dans un monde entendant, en tant que signeur-es ASL dans une province où la LSQ est la langue signée majoritaire, et en tant qu’anglophones dans une société majoritairement francophone. C’est avec une pointe de nostalgie que J. Stump et N. Nelson constatent que les occasions de rassemblement de la communauté ASL se raréfient, la Montreal Association for the Deaf (MAD) n’organisant plus aussi régulièrement de soirées qu’elle le faisait jadis. « On a besoin de se réunir entre personnes sourdes pour discuter de nos problèmes, nos enjeux. Mais ce n’est pas le cas. Tout le monde a son gadget, chacun fait sa propre affaire », remarque M. Nelson. Le couple se demande d’ailleurs si l’hyper-présence des technologies serait à blâmer pour ce changement.

La sourditude est également un site d’agentivité eu égard à l’oppression des langues des signes et à la normativité de l’entendance. Dans leur enfance, les protagonistes ont évolué dans un contexte où l’oralisme battait son plein suite à l’interdiction de l’enseignement des langues des signes par le congrès de Milan en 1880 (Ladd, 2003). Lucienne Brisebois raconte à cet égard comment, sa mère lui interdisant de signer, communiquer en LSQ avec son frère sourd et ses consœurs de l’Institut des Sourdes et Muettes fut littéralement une forme de rébellion pour celle qui devait se cacher du regard maternel réprobateur pour s’exprimer dans cette langue. Pour N. Nelson et J. Stump, la rébellion s’est articulée grandement autour du refus de l’appareillage conçu pour les rapprocher le plus possible des entendant-es, voire comme une condition à leur inclusion ou même à leur intégration.

Cette recherche-création a soulevé plusieurs enjeux. Nous présentons sommairement ceux qui ont trouvé davantage écho auprès des membres des différents publics avec lesquels nous avons eu des échanges stimulants suite aux projections de la vidéo.

Sourditude ≠ silence ≠ prise de parole

La première projection fut la seule dont l’auditoire était composé presque exclusivement d’entendant-es. L’une des réflexions qui a particulièrement retenu notre attention provenait d’une entendante qui a souligné les effets singuliers créés par l’absence de bande sonore dans la vidéo. Précisons que cette absence résulte de contraintes imposées par la captation sonore lors des tournages des entrevues, et non d’un choix délibéré en pré-production. En effet, les entrevues se sont déroulées en présence d’interprètes ASL-LSQ et LSQ-français. Les voix, interprétant en français les échanges en LSQ et ASL à l’intention de la chercheure entendante non-signeure de l’équipe, ne pouvaient pas, a posteriori, être retirées de l’enregistrement. Compte tenu que l’interprétation enregistrée différait de notre traduction aux fins du sous-titrage (nécessairement plus courte pour être lue aisément) et que nous ne souhaitions pas reconstituer un environnement sonore différent de celui des entrevues, nous avons décidé de ne pas joindre de bande sonore à la vidéo.

Marquant quant à ses résonances au plan esthétique, un tel choix aurait pu être interprété comme une volonté d’évoquer la sourditude par le silence. Bien que cela n’ait pas été l’objectif visé, la vidéo invite toutefois à la déconstruction du stéréotype associant la surdité au silence. Mais là n’était pas le cœur du commentaire de la collègue, qui soulignait plutôt l’intérêt des ruptures créées par une bande sonore dont l’absence remarquée témoigne, d’une certaine manière, des attentes qu’elle met au jour. Il nous semble effectivement intéressant de réfléchir à ces ruptures engendrées par la compréhension du medium audiovisuel lorsque la première partie du binôme s’efface au profit du second. En outre, réfléchir à l’absence de son qui trouble nous semble porteur. Si un certain genre documentaire est réputé pour « donner la parole », sinon « donner la voix » (to give voice), à une kyrielle de protagonistes dont les points de vue n’auraient pas nécessairement été pris en compte auparavant ou pas adéquatement (Kahana, 2016), l’absence de son ne peut-elle pas être interrogée par les évocations qu’elle suggère au niveau de l’absence de paroles? En effet, la voix est fortement associée à la « prise de parole » en tant qu’« expression d’une opinion, ou, plus largement, l’expression d’un point de vue particulier sur le monde qui a besoin d’être reconnu » (Couldry, 2010 : 1, trad.). En prenant acte des multiples considérations exprimées par les quatre signeur-es participant-es, l’absence de bande sonore évoque peut-être l’incongruité, dans nos contextes traversés par l’audisme10 et le phonocentrisme, de considérer la prise de parole comme l’emblème de l’expression de considérations.

La diversité des (non-)usages

Lors du lancement, une jeune femme sourde s’est dite surprise que les aîné-es s’exprimant dans la vidéo utilisent tant les technologies. Ce type d’impression n’est pas rare, vu l’âgisme numérique ambiant, ces « biais individuels et systémiques qui créent des formes d’inclusion et d’exclusion qui sont liées à l’âge » (http://actproject.ca/mandate). La vidéo défie, dans une certaine mesure, le préjugé largement répandu selon lequel, contrairement aux jeunes, les aîné-es seraient technologiquement inaptes sinon ineptes, voire nettement « à la traîne » dans leurs pratiques (Loose, Haddon et Mante-Mejier, 2012). Elle le fait en mettant à sa manière en évidence ce que révèlent des enquêtes réalisées en Australie (Power et al., 2007; Power et Power, 2010) et aux États-Unis (Maiorana-Basas et al., 2014), soit que des personnes aînées sourdes font bel et bien régulièrement usage d’une vaste gamme d’appareils technologiques et de logiciels et ce, en dépit d’obstacles tels que la prédominance des langues orales sur internet, les coûts élevés d’achat et d’usage des équipements et le manque de programmes adaptés en éducation et en alphabétisme numérique. Selon une étude canadienne, il existerait même une corrélation entre la « déficience auditive » et l’aptitude et l’étendue des utilisations des TIC, ces dernières étant plus élevées dans l’échantillon des personnes sourdes ou malentendantes sondées que dans l’échantillon national (Gonsalves et Pichora-Fuller, 2008). Le témoignage d’une femme, fière de ses 91 ans, vivant dans une résidence où elle est la seule Sourde, semble accréditer cette thèse, au niveau anecdotique s’entend : elle qui a intégré à sa vie quotidienne téléphone cellulaire, tablette et ordinateur, constate être beaucoup plus à l’aise avec les TIC que les locataires entendants de sa résidence. Les aîné-es sourd-es sont-ils des usagers particulièrement fervents et assidus des TIC? Leur attrait particulièrement important auprès de ces personnes serait-il attribuable, comme le suggèrent Maiorana-Basas et al. (2014), au fait que, favorisant l’indépendance chez les sourd-es tout en réduisant leur isolement, elles seraient un premier pas vers l’égalisation des chances avec les entendant-es?

Si les différences et similitudes entre les aîné-es sourd-es et entendant-es à ce chapitre méritent, à notre avis, une plus ample exploration, les disparités des pratiques d’usage au sein même des communautés sourdes valent aussi la peine qu’on s’y arrête. Tout exploratoire soit-elle, notre recherche-création contribue à rappeler l’importance de tenir compte de l’hétérogénéité des personnes âgées, trop souvent traitées comme un groupe homogène (Sawchuk et Crow, 2011), ainsi que de leurs pratiques, technologiques notamment. Il y a parmi les personnes sourdes des non-usagers, des gens qui, à l’instar de Mme Brisebois et d’un homme âgé membre du public, affirment n’avoir ni cellulaire, ni tablette, ne pas en vouloir et ne pas en avoir besoin. Comme l’ont montré Weaver, Zorn et Richardson (2010), « J’en ai pas besoin, j’en veux pas » est l’un des principaux récits socioculturels par lesquels les personnes âgées expliquent leur rejet de l’usage de l’ordinateur. Ce récit ne repose toutefois pas, dans le cas qui nous occupe, sur le recours à des valeurs telles que l’autodiscipline et la frugalité, mais sur la non-pertinence avérée des technologies numériques mobiles « au sein des routines et modèles établis de leur vie quotidienne » (op. cit., p. 709). Comme le proposent Fernández-Ardèvol et Arroyo (2012) par rapport au cellulaire, pour peu qu’elle ne soit pas considérée comme un manque (en regard d’une norme qui serait l’usage), la question des non-usages—qui cache parfois un usage à d’autres périodes de la vie—oblige à s’intéresser à l’ensemble des formes de communication au sein desquelles les personnes âgées sont par ailleurs engagées en prenant pleinement la mesure de l’importance clé du milieu de vie et des conditions systémiques qui modulent les manières d’être connecté-e au monde. L’un des enjeux est donc de situer les usages des technologies numériques dans l’assemblage des expériences des technologies que les personnes âgées sourdes ont faites et continuent de faire tout au long de leur parcours de vie.

Usages « ordinaires », usages intensifs et non-usages ne concernent pas simplement le rapport à un objet communicant ou à une technologie spécifique, mais aussi l’habileté à utiliser une vaste infrastructure et la culture dans laquelle cet objet ou technologie est intégré : « Toutes les technologies sont intégrées à un réseau de constructions humaines et non-humaines qui médiatise l’agentivité vers et en provenance des acteurs humains qui s’en servent » (Haualand, 2014, p. 288, trad.). Nous l’ont rappelé à leur façon des spectateurs qui ont exprimé leurs frustrations face aux forfaits cellulaires qui exigent de payer pour des données vocales que les Sourd-es n’utilisent pas : les remplacer par des données vidéos pour l’usage de Glide ou de Skype ne serait-il pas plus équitable? Il n’y a pas que les téléphones qui ne sont conçus que pour les personnes entendantes, les fournisseurs de service internet participent de cette même culture du cellulaire contemporaine en orientant et limitant les actions possibles, renforçant ainsi les privilèges entendants déniés aux personnes sourdes.

Communauté, intergénérationalité, filiation

Une jeune femme sourde est intervenue pour raconter comment, depuis qu’elle a quitté la région où elle a été élevée et où habitent encore ses parents entendants, ceux-ci sont devenus des adeptes de Skype et de Facebook, ce qui leur permet de rester en contact, offrant des alternatives intéressantes au traditionnel « coup de fil ». Au su des lacunes importantes du SRB et des délais ayant précédé l’implantation du Service de relais vidéo (SRV), les télécommunications signées jouent un rôle crucial dans les rapports et les échanges intergénérationnels, grâce aux plateformes comme Glide, Skype, FaceTime, Oovoo ou YouTube.

L’apport des technologies dans une optique intergénérationnelle prend une importance singulière lorsqu’on sait que les parents et les enfants des personnes sourdes sont des entendant-es dans plus de 90% des cas (Davis, 2008). La filiation familiale permet généralement la transmission linguistique et, par extension, le partage d’une ou plusieurs langues communes. Or, dans le cas des personnes sourdes, il n’est pas rare que la famille ascendante ne maîtrise pas de langue signée (Gaucher, 2009, p. 66).

Cette singularité permet de saisir l’importance de la communauté pour les Sourd-es signeur-es. À défaut de pouvoir jouir d’une communication satisfaisante dans leur famille d’origine lorsque celle-ci ne signe pas, c’est la communauté qui donne vie aux langues des signes et aux possibilités de communications signées. Considérant l’importance de la coprésence et de la transmission « orale » au sein des cultures sourdes, il appert que la prolifération des technologies de l’image renouvelle les rapports à la communauté et à la communication en bousculant l’a priori du face-à-face (Power, Power et Horstmanshoft , 2007). Leur intégration dans les routines de vie quotidiennes modulerait aussi les rapports intergénérationnels. Puisqu’ils facilitent notamment la communication entre Sourd-es et entendant-es, ils fragilisent les relations interpersonnelles qui ont traditionnellement constitué « la ligne de vie entre les générations de Sourd-es » (Shaw et Roberson, 2013, p. 750) au sein de ces cultures dites collectivistes.

Langues signées, technologies, corps

Mettre au cœur de la recherche-création les langues signées (LS) soulève plusieurs enjeux au niveau des rapports entre langues et technologies. Les LS étant des langues tridimensionnelles, visuelles et incorporées,11 plusieurs technologies de communication sont littéralement incompatibles avec les prérequis linguistiques des LS. Une technologie aussi simple que l’écriture est souvent prise pour acquise. Or, il n’existe aucun livre en LSQ et, au Québec, les articles signés se comptent sur les doigts d’une main. En ce sens, l’écriture vidéographiée revêt une importance cruciale pour la production et la diffusion de savoirs signés (Leduc, 2016).

Alors qu’un texte typographié se détache du corps écrivain par le geste de l’écriture, un texte signé n’existe pas sans corps. Cette visibilité du corps obligée par les langues signées façonne singulièrement le rapport aux technologies de l’image. Si présence virtuelle et image de soi se posent comme conditions linguistiques d’abord et avant tout, elles engendrent par ailleurs le dévoilement d’une foule d’informations à partir même des corps signeurs, informations qui ne seraient pas forcément communiquées par un texte écrit qui permet l’anonymat (Efthimiou et al., 2009). Comme le soulignent Power, Power et Horstmanshoft (2007), les technologies textuelles laissent le loisir aux Sourd-es signeur-es de s’identifier comme tel-les. Pour leur part, les technologies visuelles entraînent l’identification en rendant visibles les corps signeurs.

L’oppression des langues signées (l’interdiction de leur enseignement a duré près d’un siècle dès 1880) explique peut-être en partie le fait que les technologies permettant la communication signée ne soient pas pleinement développées. Ainsi, à ce jour, les interprètes demeurent la technologie par excellence afin de permettre la communication entre locuteurs de langues orales et signées, et entre locuteurs de différentes langues signées. En ce sens, ce sont les interprètes qui ont permis la réalisation de cette recherche par une équipe multilingue, une production culturelle quadrilingue et des événements rassemblant des Sourd-es et des entendant-es de communautés linguistiques différentes.

La vidéo Les mains au bout du fil/Fingers on the line rassemble à l’écran des personnes sourdes des communautés ASL et LSQ à Montréal, démystifiant ainsi le préjugé qu’il existerait « une » communauté sourde et « une » langue des signes internationale (COCO, 2015).

Au terme de cette exploration inspirée des approches culturelles du vieillissement dans ses intersections avec les technologies et la sourditude, nous ne tirons pas tant de conclusions que nous retenons quelques pistes de réflexion susceptibles d’orienter des travaux futurs. Nous les esquissons dans le prolongement de la retranscription de la dernière séquence de la version longue de la vidéo, un court moment d’entretien qui nous a surprises, interpellées et, avouons-le, émerveillées, par la manière dont il fragilise certaines des évidences que d’autres recherches pourraient interroger plus avant.

Cette séquence met en scène Mme Stump racontant ce souvenir : « Je me rappelle que mes parents prenaient leurs médicaments tous les jours. Je les regardais sans trop comprendre. Avec le temps, on a acheté un pilulier, nous aussi. Dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi… tu mets tes pilules dans chaque compartiment et ça recommence. Et parfois tu te surprends : “Quoi? C’est déjà samedi?” Le pilulier me fait réaliser comment le temps passe vite … . Les pilules dans la boîte hebdomadaire et le temps qui passe vite : est-ce que c’est ça vieillir? », conclut-elle, déclenchant le rire de son conjoint.

Vieillir-ensemble. Cet extrait attire l’attention vers un de ces objets matériels qui meublent nos environnements et qui, à leur manière, vieillissent. Comme le poêlon de fonte qui, à l’usure, devient un meilleur instrument de cuisine, le tambour qui, après des années d’usure, sonne mieux ou le chandail défraîchi dont on ne se lasse pas du confort, le pilulier traverse le temps et marque la transformation, la durée, les cycles de vie. Stephen Katz, à qui ces objets suggèrent l’existence de différents genres de vieillissement, parle du vieillir-ensemble, nous rappelant que « quoique nos idées, métaphores et significations du vieillissement soient matériellement ancrées, nous tenons très peu compte de la vie matérielle vieillissante autour et hors de l’expérience humaine du vieillissement » (Katz, 2005, p. 233, trad.). Ce vieillir-ensemble, irréductible au fait de vieillir avec d’autres humains même s’il l’inclut, nous semble un élément important pour comprendre la relationalité constitutive de ce processus complexe qui s’avère tout à la fois social, culturel, et matériel (Grenier, 2013). Qu’aurait-on appris de différent sur les intersections sourditude, technologies et vieillissement si nous avions pris en compte cette relationalité?

Techné et technologies. Le pilulier agit comme une technologie, dans son acception de techné, d’art de faire : une « technique routinière, collectivisée et amalgamée » (Sterne, 2006, p. 94, trad.) qui incarne des savoirs et des savoir-faire. Il est constitutif d’un rapport à soi et aux autres, transmis par le discours biomédical hégémonique et les conceptions, qui en sont imprégnées, du vieillissement comme processus physiologique à freiner et à contrôler et de la surdité comme maladie. Le pilulier se présente aussi comme un instrument au service du souci de soi et de l’autodiscipline. De plus, il est partie prenante d’un rapport au monde vécu sous le mode de durées, de rythmes, de temporalités diverses (celles du souvenir comme de la vie quotidienne). C’est, pourrait-on dire, une vieille technologie qui fait néanmoins partie intégrante de la culture du vieillissement de nombre de personnes âgées, sourd-es comme entendant-es. Ne devrait-on pas se pencher sur ces autres arts de faire qui médient les expériences des aîné-es sourd-es? À quelles autres techné devrions-nous porter une plus grande attention dans des travaux futurs?

Effets de pouvoir et normalisation. Le pilulier, nous l’avons suggéré, rappelle la prégnance des discours biomédicaux qui informent encore à ce jour les façons les plus largement répandues de penser et de vivre le vieillissement comme la sourditude. Dans l’objet banal du quotidien, destiné à faciliter la vie des personnes médicamentées (de tous âges d’ailleurs) se retrouve le caractère insidieux des rapports de pouvoir et de leurs effets de normalisation. C’est à travers cette banalité quotidienne que prennent place également les rapports de pouvoir entre personnes sourdes, malentendantes et entendantes. La recherche-création n’épuisant pas les façons de rendre compte des expériences en cause, comment comprendre de façon critique et productive cette banalité du quotidien sourd/âgé/technologique?

Vivre en tant que Sourd-es signeur-es, c’est évoluer dans une société tissée par différents rapports de pouvoir forgés par l’entendance. Tout comme l’hétéronormativité favorise la présomption à l’hétérosexualité dans mille et un détails, l’entendance médie les rapports socioculturels en favorisant la prévalence de certaines manières (entendantes) de faire et de vivre. Non seulement les personnes entendantes sont privilégiées à plusieurs égards, mais il n’est pas rare qu’elles ne soient même pas conscientes de leurs privilèges (Aubrecht et Furda, 2012; Leduc, 2013). L’oppression, comme le signale bien Iris Marion Young (1990), est éprouvée à travers des pratiques quotidiennes souvent bien intentionnées. Celle que vivent les personnes sourdes et malentendantes à moult égards relève bien souvent de l’ignorance des personnes entendantes vu la complexité des réalités et besoins des Sourd-es ainsi que de l’inintelligibilité de la sourditude pour les entendant-es. Une telle perspective invite à la reconsidération complexe des multiples détails de la vie quotidienne qui forgent les rapports de pouvoir et les possibilités d’agentivité.

Notes

1. Comparativement au Service de relais Bell (SRB) qui transcrit les télécommunications, le Service relais vidéo (SRV) permet les appels téléphoniques en langues des signes québécoise (LSQ) ou américaine (ASL), par l’intermédiaire d’un centre d’opération qui effectue la traduction entre le français ou l’anglais et la LSQ ou l’ASL et vice-versa.

2. Cette recherche a été menée en 2015–2016 en collaboration avec Pamela Witcher, agente de recherche, interprète et monteuse vidéo, que nous remercions chaleureusement. La recherche est soutenue par le partenariat ACT [Ageing + Communication + Technologies (actproject.ca)], lui-même financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada. Elle est présentée en LSQ, ASL, français et anglais sur le site internet de ACT (http://actproject.ca/act/les-aines-sourds-et-la-technologie). Les deux versions de la vidéo se retrouvent également sur ledit site internet et nous en encourageons la projection publique dans tout contexte non commercial. À bien des égards, le projet est redevable envers la thèse de doctorat que finalisait alors l’une des co-auteures, Véro Leduc (2016) : une recherche-création comprenant un essai doctoral et une bande dessinée vidéographiée bilingue en LSQ et en français (www.bdlsq.net). Nous remercions également Julie-Élaine Roy, Susanna Oppedisano et Silvie Brouillette pour leurs commentaires qui ont enrichi le texte.

3. Nous remercions mesdames Lucienne Brisebois et J. Stump et messieurs N. Nelson et Michel Turgeon pour leur généreuse participation à la recherche et à la vidéo.

4. L’interprétation consiste en un travail en temps réel (telle que l’interprétation LSQ-français lors des entrevues) alors que la traduction s’échelonne sur une période de temps permettant plusieurs modifications (telle que la traduction des contenus de la vidéo en LSQ, ASL, français et anglais en vue des sous-titres et des médaillons signés).

5. Nos sincères remerciements à tous ceux et celles qui ont pris part aux échanges qui ont suivi les projections publiques.

6. Comme le précisent notamment Pierson et al. (2011), la technophobie n’est pas généralisée parmi les personnes âgées, mais se manifeste principalement chez celles qui ont eu peu ou pas d’expérience d’usages de technologies d’information ou de communication au cours de leur vie ou celles dont les premiers contacts avec ces technologies n’ont pas été jugées positives.

7. Un des passages de la vidéo qui étonne les entendants-es montre Mme Brisebois et son mari assis l’un à côté de l’autre, en train de regarder chacun une émission sous-titrée diffusée sur l’un des deux téléviseurs placés côte à côte au salon.

8. L’implant cochléaire fait l’objet de diverses critiques dont « la médicalisation et la pathologisation de la différence; le caractère non éthique de la chirurgie sur des enfants …; le fait que les implanté-es demeureront sévèrement malentendant-es; l’impact de la généralisation de l’implantation sur la réduction de l’enseignement des langues signées et leur préservation … » (Leduc, 2016 : 188–189, note 206). De façon générale, les critiques s’adressent aux dispositifs normatifs de l’entendance, et non aux choix individuels concernant les aides à l’audition. Par exemple, 59% des parents choisissent la langue première de leur enfant sourd ou malentendant suite aux conseils d’orthophonistes et d’audiologistes et, dans la grande majorité des cas, l’option d’une langue signée n’est jamais présentée (Dubuisson et Grimard, 2006).

9. Le terme « phonocentrisme » désigne la supériorité accordée à la parole sur l’écrit (Derrida, 1967) ainsi que la supériorité de la parole sur les langues signées (Spill.PROpagation, 2014, dans Leduc, 2016).

10. Comme le précise Véro Leduc, quoique absent de la majorité des dictionnaires, le terme « audisme » est utilisé pour désigner :

  1. La croyance selon laquelle les personnes qui entendent sont supérieures en fonction de leur aptitude à entendre, à parler et à agir comme quelqu’un qui entend, et donc supérieures à celles qui sont sourdes ou malentendantes (Humpries, 1975);

  2. La manifestation historique et systémique de la domination et de l’autorité imposées par le monde entendant à la communauté sourde (Lane, 1992);

  3. La discrimination ou les préjugés envers les personnes qui sont sourdes ou malentendantes (American Heritage Dictionary, 2015);

  4. La hiérarchisation de la surdité et de l’audition en subordonnant la première à la seconde (Humpries, 1975);

  5. La hiérarchisation des langues des signes et des langues orales en subordonnant les premières aux secondes, voire le dénigrement ou la subalternisation des langues des signes (Bauman et Simser, 2013);

  6. La supposition selon laquelle le langage et la parole sont des concepts interchangeables (Bauman, 2004, 2008; Leduc, 2016).

11. « La modalité linguistique [des langues signées] implique plusieurs dimensions : la configuration manuelle des doigts et des mains, le mouvement du geste, le lieu d’articulation du signe et les comportements non manuels dont font partie les mouvements des yeux, de la bouche, des sourcils, de la tête et du tronc » [(Stokoe, 1960; Dubuisson, Lelièvre et Miller, 1999; Chateauvert, 2014b) dans Leduc, 2016, p. 102].

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